Je parle ici régulièrement des éditions MeMo qui m’intéressent tant pour leurs rééditions patrimoniales que pour leur travail de défrichage et de découverte dans le champs de l’album jeunesse et de l’illustration. La maison d’édition s’intéresse particulièrement à la riche littérature jeunesse tchèque et l’on peut y trouver une monographie de Jirí Salamoun, des rééditions de Karel Čapek ou de Josef Lada notamment. Voilà qu’est publié cet automne, dans cet impressionnant catalogue, le premier album de Lucie Lučanská, résultat d’un travail de fin d’études à l’Académie des Arts, de l’Architecture et du Design de Prague et pour lequel elle a reçu le prix du plus beau livre tchèque en 2022.

Voilà racontée par un enfant sa promenade préférée aux alentours de sa maison, promenade à laquelle le narrateur-personnage nous invite, nous lecteur.ices de l’album. Avec lui, l’on part de la maison vers le verger, le pré, la forêt puis l’étang jusqu’au retour vers le village, comme l’indique le plan schématique fléché en page de garde. Le livre se découpe en cinq parties développant en tant de fois cette même promenade par le prisme de chacun de nos sens, la déambulation devenant à chaque fois différente par ce biais d’appréhension. La vue s’attache aux couleurs, l’ouïe au bruit du portail ou à celui du vent, l’odorat à l’odeur de la mousse ou du thé, le toucher à la dureté du caillou ou au cheval à caresser, le goût à la pomme ou au champignon. Par cette adresse directe au lecteur.ice, lui est montré quoi regarder, toucher ou sentir, l’incluant pleinement dans cette narration immersive.

L’objet-livre convoque de prime abord le sens de la vue, que ce soit par la lecture des images ou du texte, mais l’on peut également penser à l’ouïe par la lecture à voix haute des albums pour enfants. Au-delà de cela, ici, tous les sens sont convoqués, même les moins évidents pour ce qui est du livre. Contrairement à certains livres de petite enfance invitant à toucher différentes matières, à écouter des sons ou même à sentir des odeurs à même le livre, celui-ci s’attache à la représentation de ces sensations, à leur perception décryptée plus qu’à un ressenti immédiat. En cela, Le Livre des Cinq Sens est un livre bien plus sensible que sensoriel et bien plus riche dans l’imaginaire et les possibilités qu’il développe.

Chaque promenade vue d’un seul sens est représentée par un style graphique différent mettant l’accent sur les écarts de sensations et de perceptions. Pour cela, l’autrice mêle techniques traditionnelles et numériques avec subtilité. La vue prend forme par des tâches de couleurs sans contours, par les nuances des teintes, la lumière et les formes. L’ouïe est développée sur fond gris par des tracés fins noirs où s’entrechoquent des formes noires vibrantes. L’odorat est évoqué par des tâches noires plus ou moins diffuses et intenses sur un fond blanc et jaune et des décors sobres au trait. Pour le toucher, tout est représenté dans des niveaux de gris d’où se détachent des formes en léger relief grâce à un vernis sélectif. Le goût retrouve les couleurs diffuses mettant alors plus en avant le visage de l’enfant s’approchant de tout ce qu’il teste de sa langue jusqu’au délicieux partage du repas fumant.

La narration est plutôt simple et descriptive dans cette promenade et dans les ressentis qui y sont accolés selon les sens. Le texte narratif, placé sous les illustrations, est formé d’une typographie manuelle en majuscules sur des lignes tracées comme celles d’un enfant s’entraînant à écrire droit, cela renforçant l’aspect immersif des sensations et découvertes enfantines. Cette histoire, telle qu’elle nous est racontée, va de plus vers une forme d’imagier des cinq sens où des labels reliés aux choses ou sensations sur ces choses parsèment le récit, que ce soit des couleurs, des onomatopées, des odeurs, des matières ou des goûts. L’on passe de l’ocre au vert sapin, du cling cling des clés au slrrrp du thé que l’on boit dans la thermos, du parfum de maman au crottin de cheval, du glacé de la poignée de porte au doux et chaud du gant en laine, de l’acide d’une poire pas encore mûre au froid d’un flocon de neige sur la langue. Il s’agit alors, dans cette exploration, de nommer pour percevoir, connaître et ressentir le monde qui nous entoure dans sa finesse et sa diversité. Si la promenade suit toujours le même chemin, elle ne sera jamais la même, les sensations étant mouvante selon chacun.e. L’on navigue, dans cette déambulation du quotidien, entre proximité et découverte, entre universel et intime, comme un parallèle à la lecture d’un livre. Et si l’on s’y attarde un peu, l’on devine dans le plan de la promenade sur les gardes le visage de l’enfant en creux, fait de ses découvertes et sensations.

Comme toujours avec les éditions MeMo, mais cela revêt une importance particulière pour ce livre-là, est à noter la fabrication très soignée de ce livre au format presque carré et où les alternances de pantone vibrant et de gris subtils rehaussés d’un vernis sélectif éveillent les sens des lecteur.ices. À cela s’ajoute un très beau papier, doux au toucher et au léger bruit à la tourne des pages.

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